de Archer05 » Mer 10 Avr 2019 11:45
Hello à tous !
J'ai lu vos retours sur le film et j'aimerais apporter un point de vue un peu différent. Je viens de passer un peu plus de 6 mois à étudier l'Anatomie du Scénario de John Truby, dans lequel il passe en revue toute la palette d'outils scénaristiques utilisés par les auteurs dans l'écriture de scénario (une lecture que je recommande à tous au passage, tant elle a changé drastiquement le regard que je porte sur les histoires que je lis/vois/entends). Et via ce prisme je me suis rendu compte que Shazam! cache une structure scénaristique étonnamment élaborée que je vais partager avec vous ici. Je m'excuse d'avance pour la longueur de ce pavé. Mais il y a finalement pas mal de choses à dire sur le scénario de Shazam!
SPOILERS SPOILERS SPOILERS SPOILERS SPOILERS SPOILERS SPOILERS SPOILERS SPOILERS SPOILERS SPOILERS SPOILERS SPOILERS SPOILERS SPOILERS SPOILERS SPOILERS SPOILERS SPOILERS SPOILERS SPOILERS SPOILERS
Thème principal : le rôle de la famille dans ce que deviendra un enfant une fois adulte.
Tous les éléments du film sont construits autour de ce thème. L’ensemble du réseau de personnages par exemple: Thaddeus a subi le mépris de son père qui lui a toujours préféré son frère; les parents d’accueil de Billy ont grandi en familles d’accueil et accueillent aujourd’hui des enfants pour leur offrir un foyer chaleureux et une chance d’avoir un futur radieux ; Les nouveaux frères et sœurs de Billy ont tous perdu leurs parents et sont accueillis dans cette maison; et le héros, Billy, a perdu sa mère et repousse toutes les familles qui tentent de l’intégrer. Un réseau de personnages construit autour d’un même thème donc, une bonne base pour raconter une histoire unie et organique.
En lien avec le thème principal, on retrouve un gros travail sur l’opposition entre l’innocence du monde des enfants et la dureté du monde des adultes. Les bouffonneries de Shazam avec ses pouvoirs contrastent méchamment avec les horreurs commises par Thaddeus avec les siens. L’humour “gamin” de Shazam avec le sérieux inflexible de Thaddeus. C’est intéressant d’un point de vue immersif, car en tant que spectateur passer de 30 minutes de gags enfantins où Shazam fait le con avec ses pouvoirs, à une scène horrible où des businessmen se font dévorer sauvagement par des monstres fait l’effet d’un électrochoc. On ne se contente donc pas de nous dire ce que Billy et sa fratrie ressentent lorsqu’ils sont confrontés à Thaddeus et à ses monstres : on nous le fait ressentir, ce qui élève la narration à un niveau supérieur. Et c’est aussi évidemment une métaphore de ce que peut ressentir un enfant quand il est confronté au monde des adultes.
Les 7 étapes clés de la structure narrative
Le scénario passe par ces 7 étapes, et on a donc un personnage qui évolue organiquement en rapport avec le thème principal de l’histoire.
Étape clé n°1 : faiblesse et besoin du héros.
Billy est doté de plusieurs faiblesses psychologiques, comme sa couardise et la peur de voir sa famille blessée (absente au début de l’histoire, mais développée par la suite à mesure qu’il noue des liens avec sa nouvelle fratrie). Mais surtout il dispose d’une faiblesse morale qui rejoint le cœur de l’histoire : il ne croit plus en la famille, et estime que tout individu doit se débrouiller par lui-même, et “sauver sa pomme”. Pour lui, la famille est un truc de faible, et cette mentalité va faire du mal à son nouveau frère, Freddy.
Étape clé n°2 : le désir du héros :
Le désir principal de Billy est de retrouver sa mère. Un désir en lien direct avec le thème principal, et qui va le guider tout au long de l’histoire.
Étape clé n°3 : l’adversaire
Thaddeus est l’un des antagonistes les plus pertinents que j’ai pu voir dans un film de SH ces dernières années, car il est un reflet du héros en rapport avec le thème principal : tous deux ont perdu foi en la famille, tous deux estiment que la force tient dans le fait de pouvoir se débrouiller tout seul, tous deux étaient de potentiels successeurs pour le sorcier Shazam. Ils se ressemblent donc, et Thaddeus offre en quelques sorte une idée de ce que pourrait devenir Billy s’il continue sur cette voie.
Le personnage est d’autant plus intéressant qu’il passe lui aussi par les 7 étapes clés de la structure narrative, ce qui fait de lui un antagoniste bien développé.
Étape clé n° 4 : le plan du héros.
C’est peut-être la seule étape survolée dans Shazam : Billy ne semble pas vraiment avoir de plan pour accomplir son désir. J’ai l’impression qu’il erre un peu au gré du vent, allant de famille d’accueil en famille d’accueil. D’un autre côté ça a du sens : c’est un gamin perdu, donc ça se tient.
Étape clé n°5 : La confrontation finale
Thaddeus utilise l’une des faiblesses de Billy – la peur de voir ses frères et sœurs blessés à cause de lui – pour l’appâter et le forcer à lui remettre ses pouvoirs. Cette confrontation est intéressante, car elle vient nourrir la faiblesse morale du héros : sa famille constitue un point faible ici, elle le rend vulnérable.
Étape clé n°6 : La prise de conscience
La prise de conscience de Billy se fait en deux temps :
1. Il retrouve sa mère et apprend qu’elle l’a abandonné, et non perdu. Cette découverte est intéressante parce qu’elle rapproche encore plus Billy de Thaddeus (tous deux ont été rejetés par leurs parents) mais là où Thaddeus n’avait rien à quoi se raccrocher à part ce pouvoir qui lui a été refusé, et finit par tuer sa famille par vengeance, Billy a une famille de substitution qui ferait des pieds et des mains pour lui. En lien direct avec le thème principal donc, ce qui permet à Billy de ne pas sombrer quand il est confronté à ce dur coup infligé par la vie, c’est la famille chaleureuse qui l’a accueilli. Et c’est ce qui lui permet de ne pas devenir comme Thaddeus.
2. Billy comprend que la famille peut devenir une force si les différents membres forment un tout et agissent ensemble, les uns pour les autres. Il partage son pouvoir avec ses frères et soeur et c’est ce qui leur permet de triompher. D’un autre côté, il est intéressant de noter que Thaddeus s’affaiblit lorsque les 7 péchés capitaux quittent son corps. La “famille” de substitution qu’il forme avec ces monstres est désunie puisqu’ils le manipulent pour servir leurs intérêts, et elle constitue donc la faiblesse principale de Thaddeus (lien direct avec le thème principal, encore une fois).
Étape clé n°7 : Nouvel équilibre
Billy a surmonté sa faiblesse morale, accepté sa nouvelle famille et fait maintenant partie intégrante de ce foyer chaleureux.
La symbolique
Le scénario de Shazam utilise également un certain nombre d’éléments symboliques pour renforcer sa narration.
Le héros conserve précieusement une boussole en forme de boule que lui a offerte sa mère avant qu’il ne se perde, boussole censée l’aider à trouver son chemin dans la vie, comme pour l’empêcher de se perdre dans les ténèbres du monde des adultes. Ce symbole rend la scène du face à face avec sa mère d’autant plus forte : lorsqu’il lui rend la boussole en lui disant “tu en as plus besoin que moi”, on comprend que sa mère est une adulte qui s’est perdue, là où lui n’a plus besoin de boussole, car il a trouvé sa nouvelle famille.
Thaddeus est lui aussi guidé par un objet de forme sphérique – la boule mystique – sauf que celle-ci est pervertie par les 7 péchés capitaux, et le mènera vers une destination sombre et obscure. Symbole intéressant puisque métaphore de la façon dont l’Humain peut facilement se laisser pervertir par les différentes tentations du monde des adultes.
Les 7 péchés capitaux sont donc en eux-mêmes un élément symbolique de l’histoire : ils représentent un mal caractéristique du monde des adultes en opposition avec l’innocence du monde des enfants (ce qui rejoint encore une fois le thème principal de l’histoire).
Le check familial est un autre symbole en lien avec le thème principal, car il permet de suivre l’évolution de Billy sur le débat moral de l’histoire : au début il valorise la solitude et repousse cette nouvelle famille, ce qui est représenté symboliquement par son refus de participer au check familial, puis demande lui-même ce check lorsqu’il unit sa fratrie autour du bâton de Shazam pour partager son pouvoir avec eux, et enfin participe avec plaisir au check familial une fois de retour à la maison, ce qui marque symboliquement sa prise de position vis-à-vis du débat moral de l’histoire : il a compris que la famille pouvait être une force si elle était soudée.
L’univers du récit
Les lieux clés du film sont également organisés autour du thème principal.
La Maison incarne ce que Billy fuit mais dont il a cruellement besoin : une famille chaleureuse et unie. C’est pour ça que le terme “home” revient souvent dans le film, dans des moments clés de l’histoire.
La caverne du sorcier Shazam est un lieu qui recèle une signification visuelle très forte : elle est majoritairement plongée dans l’ombre, et aboutit à l’emplacement où se trouvent les sièges des élus, qui sont baignés de lumière. Pour atteindre la lumière, l’enfant doit traverser les ténèbres et résister à la tentation des 7 péchés capitaux. Ce lieu est donc ce qu’on appelle en termes narratifs une miniature, qui représente à petite échelle le monde dans lequel évoluent les personnages de l’histoire.
Les lieux dans lesquels s’affrontent Shazam et Thaddeus lors de leurs différents affrontements sont également porteurs de sens et particulièrement bien choisis. Le magasin de jouets ou encore la fête foraine sont des lieux caractéristiques de l‘enfance. Et si vous êtes attentifs, vous avez du remarquer que la caméra met souvent l’accent sur les objets typiques de ces environnements que Thaddeus et ses créatures détruisent lors des combats. Les jouets du magasin, les attractions, les lettres “LOVE”… Grâce à ça ce ne sont pas juste deux sur-hommes qui se tapent dessus à coups de super-pouvoirs, mais un affrontement idéologique qui participe à la narration et au débat moral de l’histoire. L’idéologie de Thaddeus ne nous est pas simplement expliquée avec des mots. Elle nous est représentée symboliquement à travers l’image.
Dans la même idée, portez attention au déroulement du combat final : on commence avec Thaddeus et ses créatures qui menacent de détruire la fête foraine, puis Thaddeus attire Billy dans les airs, entre les buildings, dans un environnement particulièrement sombre où l’éclair lumineux du costume de Shazam est quasiment la seule source de lumière. Puis retour à la fête foraine où la Shazam family triomphe de Thaddeus et des 7 péchés capitaux. Vous voyez que le déroulement de l’affrontement en lui-même est le reflet de l’évolution du débat moral de l’histoire : l’union familiale procure à l’enfant la force de traverser les ténèbres du monde des adultes sans se laisser pervertir par la tentation incarnée par les 7 péchés capitaux (ce qui nous ramène à la symbolique visuelle de la caverne du sorcier Shazam!).
Le thème secondaire : les fondements de l’héroïsme
Ce choix de thème secondaire est particulièrement intéressant, puisque le super-héros est un concept caractéristique du monde de l’enfance qui peut être malmené lors du passage à l’âge adulte – “Les super-héros c’est pour les gamins” – et qui peut aussi faire office de guide, en offrant des valeurs fortes à l’enfant qui devra tenter de les conserver lors de son passage dans le monde des adultes, ce qui s’avérera souvent difficile, la vie pouvant parfois frapper très fort…
Ce thème secondaire est à l’origine des pouvoirs du super-héros Shazam!, puisque l’élu qui recevra ses pouvoirs est supposé être capable de traverser les ténèbres de la caverne sans céder à la tentation des 7 péchés. Ce qui est intéressant avec le personnage de Billy, c’est qu’il a été choisi “faute de mieux”. Les 7 péchés ne sont plus dans la caverne, il n’est donc pas exposé à leur tentation et reçoit les pouvoirs de Shazam sans avoir prouvé sa valeur. Un choix intéressant, puisque s’il avait été choisi selon le processus traditionnel il aurait été validé dès le départ, et le suspense vis-à-vis de sa légitimité aurait été inexistant. Ici, il ne mérite pas ses pouvoirs au début de l’histoire, et les utilise n’importe comment. Il doit donc apprendre à en devenir digne dans la suite de l’histoire.
Ce thème secondaire est également le vecteur principal de l’humour du film. Ce qui est intéressant dans Shazam!, c’est qu’au delà du côté “gamin” de ses blagues, on a surtout affaire à un humour thématique. Et en le rattachant au thème secondaire, qui est lui-même connecté au thème principal, on obtient des séquences de gags qui racontent quelque chose. En l’occurrence, il ressort un véritable côté méta, puisque les deux ados, à travers leurs bouffonneries, explorent le thème du super-héros de comics, tournant en dérision certains de ses éléments phares, comme le choix du nom de SH, ou encore la découverte et la maîtrise des super-pouvoirs. L’humour plaira ou pas, ça dépend des sensibilités de chacun. Mais il est travaillé autour d’un thème, et le fait que les héros soient des gamins rend l’absurdité de ces gags légitime… contrairement à certains SH adultes qui se plaisent à faire des pauses déconnade au beau milieu d’un champ de bataille, alors que des innocents meurent autour d’eux et que le sort du monde est en jeu…
Enfin le thème secondaire vient renforcer les liens thématiques entre les différents personnages de l’histoire et son héros principal: Thaddeus a été jugé indigne des pouvoirs que Billy a reçus, ce qui nourrit sa jalousie envers lui (“envy”, LE péché capital auquel a cédé Thaddeus) ; Freddy est handicapé physique et donnerait tout pour obtenir de tels pouvoirs ; et c’est via le partage de ses super-pouvoirs que Billy unit sa fratrie lors de l’affrontement final.
En conclusion :
C’est pas parfait (les relations de Thad avec son père et son frère auraient pu être développées; On aurait pu parler aussi des conséquences sur Billy de l’abandon de sa mère; Ou détailler un peu plus l’influence de chaque péché capital, en leur donnant une apparence et des pouvoirs en lien avec le péché qu'ils incarnent), mais la structure du scénario est bien plus travaillée et porteuse de sens que la plupart des blockbusters que j’ai vus ces dernières années. En comparaison, j’ai vu Captain Marvel juste avant Shazam, et j’avoue être sidéré de voir un film aussi pauvre passer le milliard alors que Shazam semble être mal parti pour faire un résultat honorable. Je constate toujours aussi tristement que le marketing a pris le pas sur la qualité de storytelling… Bref, aux courageux qui auront lu ce pavé jusqu’au bout, votre avis m’intéresse. J’ai fait cette analyse à chaud en ayant vu le film qu’une fois. J’ai donc forcément raté plein de choses intéressantes. N’hésitez pas à partager si vous voyez des trucs que j’aurais oublié. Et si certains parmi vous ont lu l'Anatomie du scénario ou tout autre ouvrage de ce type, n'hésitez pas à apporter votre point de vue : ce serait intéressant d'analyser le scénario de Shazam! à travers différentes "méthodes" d'écriture.